Perspectives et nuances se trouvent au cœur du Petit traité sur le racisme, le 33e livre de Dany Laferrière arrivé sur les tablettes en juin. Avec la simplicité stylisée qu’on lui connaît, l’écrivain a tissé une courtepointe de pensées et d’anecdotes sur un sujet hautement délicat, en plus de faire de brefs portraits d’hommes et de femmes noir(e)s qui ont marqué l’histoire. Entretien.

© François Rousseau

Avec ce livre, avez-vous l’impression d’avoir fait un pas de plus dans l’expression de votre point de vue sur le monde?

Oh non, c’est le drame de ma vie d’ailleurs. Il y a quelques années, je suis tombé sur un carton d’articles que j’avais publié, à vingt ans, dans un hebdomadaire de Port-au-Prince, Le petit samedi soir. J’étais à la fois étonné et ému de découvrir que mes thèmes, mon style, et même mon regard sur les êtres et les choses, n’avaient pas changé d’un iota après toutes ces années. La sensation de n’avoir fait aucun progrès, en plus de quarante ans. Mes textes sont peut-être plus étoffés aujourd’hui, mes réflexions et mes conclusions à peine plus argumentées, mais en fait, je suis resté le même. À l’époque, en Haïti, j’étais toujours talonné par l’urgence de vivre, et l’impression qu’un danger permanent m’attendait à chaque coin de rue. Pas le temps de fignoler. J’écrivais des phrases simples, directes, évitant le clinquant des métaphores trop rutilantes. Aujourd’hui je peux concevoir un travail sur un temps plus lent. Mais en vérité, c’est le même écrivain avec des phrases courtes, et un style si limpide, qu’un jeune lecteur haïtien m’avait dit un jour: «Tu n’es vraiment pas un écrivain parce qu’on comprend tout ce que tu écris». 

Tout est donc une question de regard. 

Il faut voir quelque chose que les autres n’ont pas vu ou exprimer quelque chose que tout le monde a vu, mais que personne n’avait écrit. Il y a un exemple très concret dans le livre: quand un jeune Noir est abattu par la police aux États-Unis, le maire de la ville se rend toujours chez la mère du jeune pour lui demander de calmer la communauté noire, afin qu’il n’y ait pas trop d’incidents ni de grabuge. Il prend soin de venir avec tous les employés noirs de la mairie pour montrer que la diversité est présente. Puisque le maire est le patron du chef de la police, il prend toutes ces précautions. C’est une banalité. Tout le monde a vu ça à la télé comme une évidence, mais personne ne l’avait saisi comme une photo. En le lisant, le lecteur se rend compte qu’il y a quelque chose d’absurde et de terriblement injuste. Le fait que c’est à la mère qui vient de perdre son fils d’apaiser la colère des gens qui se révoltent contre l’injustice faite à ce fils. Doit-on comprendre que c’est à la victime de consoler le bourreau?

Dans le livre, vous dites être conscient de marcher sur une étroite bande au-dessus du vide. Pourquoi?

C’est une simple précaution oratoire qui permet au lecteur de se mettre à la place de l’écrivain. Il a l’impression que cet écrivain pèse ses mots plus qu’il ne le fait en réalité. En fait, c’est au lecteur de faire attention à ce qu’il lit. Nous sommes deux sur l’étroite bande. Le livre engage l’écrivain autant que le lecteur. Il se doit d’aller au bout de sa lecture afin de se faire un jugement. Le lecteur doit garder à l’esprit un essai littéraire et non un pamphlet, et il lui faut croire que la fantaisie y a sa part malgré la tragédie du sujet. 

Ce traité est-il le résultat d’un trop-plein qui avait besoin de sortir de votre tête?

C’est le contraire. Je constate une ébullition dans la société sur ces thèmes qui me semblent parfois artificiels. Depuis quelques années les gens s’enflamment plutôt que de réfléchir. Puis brusquement tout s’évapore et un nouveau sujet remplace le précédent. Je cherche constamment dans mes livres à faire d’abord une mise à plat, puis à chercher ce calme qui permet une réflexion en profondeur. Les événements nous offrent souvent la possibilité de tester nos nerfs. J’étais présent à l’un des plus grands désastres de notre époque: le tremblement de terre à Port-au-Prince où 300 000 personnes sont mortes en 35 secondes. Après avoir lu le livre que j’en ai tiré, un journaliste américain a écrit: «Comment peut-on écrire un livre aussi banal sur un sujet aussi dramatique?» C’était pour moi le plus beau compliment. 

Vous rappelez le processus par lequel on maintenait les esclaves dans l’ignorance pour éviter tout désir d’émancipation. Pensez-vous que les gouvernements d’aujourd’hui, en ne s’attaquant pas à l’analphabétisme de toutes leurs forces, maintiennent leurs populations dans une ignorance dommageable?

C’est l’opposé. On donne aux gens un peu d’éducation qui les abrutit en les poussant à consommer sans discernement. On les éduque juste assez pour qu’ils puissent acheter. Ce n’est pas la même chose. À l’époque de l’esclavage, l’esclave n’était pas bête; simplement, il n’avait pas accès aux fenêtres qui ouvrent des perspectives inédites en lui permettant d’avoir une connaissance approfondie du monde, de sa structure, de ses ressorts, et des leviers économiques qui l’enferment dans sa condition. Une condition dont il a une singulière expérience physique. Ce qui est une connaissance en soi. Si le maître croit que l’esclavage est une permanence, l’esclave sait que sa liberté dépend de lui. Maintenant, on a ce minimum de savoir, mais pas assez de recul face à sa situation de consommateur. Ce n’est pas l’analphabétisme le problème de base, mais le peu d’éducation. On fait comprendre aux classes moyennes et prolétariennes qu’elles n’ont pas besoin de raffinement, que c’est mal vu, alors on permet une plus grande expansion d’une classe déjà forte et mieux formée, qui devient de plus en plus étanche. En retour, on donne au peuple un pseudo pouvoir qui lui fait croire qu’il tient les leviers de commande, en réalité c’est de la poudre aux yeux. On ne peut pas être éduqué à peu près.  

Quand vous dites avoir voulu remettre de la chair et de la douleur dans cette tragédie qu’est le racisme, est-ce parce que vous sentiez que la population avait pris une distance avec la souffrance du quotidien, après avoir été bombardée de nouvelles et de coups de gueule sur la question dans les médias?

Si on pense au bruit autour de l’affaire George Floyd. Au fond, tout ce qui s’est produit, c’est un Noir mort de plus. Les circonstances dans lesquelles il est mort peuvent tout à fait susciter la colère dans la société: ça, on n’en discute pas. C’est tout à fait normal. Mais un Noir est mort. Si on insiste trop sur la particularité de sa mort, ça va prendre quoi pour qu’on accepte que c’est scandaleux la prochaine fois? Il faudra qu’on le brûle sur la place publique. Je crois qu’il faut toujours retourner à l’essence: on ne peut pas tuer les gens, point. Je ne voudrais pas qu’on en fasse une arène comme dans les jeux romains et que le peuple regarde en disant ça c’est scandaleux, ça l’est moins. Il faut que quelqu’un observe la situation et rappelle aux gens combien de personnes sont mortes ou ont été torturées sans caméra au même moment. C’est ça que l’écrivain signale.

À propos de l'auteur

Samuel Larochelle

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