« Le Poste 21 n’est pas un poste comme les autres ». Ce service de police de la ville de Montréal couvre les quartiers de Sherbrooke, Atateken, McGill, mais s’étend aussi jusqu’à la Ronde, le Casino et l’île Sainte-Hélène. Dans ce périmètre, la police fait face à une éruption de problématiques. De l’itinérance aux homicides, en passant par les incidents de drogue, les violences conjugales, les agressions sexuelles et les enjeux de santé mentale, le Poste 21 ne dort jamais. Ouvert 24h/ 24, 7 jours sur 7.

 

Rendez-vous au Poste 21

C’est ici que je dois retrouver, le vendredi 8 mars à 22 heures, les agentes de police Allaire Morin et Lapointe pour une patrouille nocturne.

Une fois arrivée au 1669 rue Berri, je suis accueillie par une policière au comptoir : « allô, c’est pour quoi ? ». « Bonsoir, je suis la journaliste qui doit accompagner une patrouille de police cette nuit ». « Ça ne sera pas bien long. Asseyez-vous ». Quelques minutes plus tard, je rencontrais les agentes de police Allaire Morin et Lapointe de l’autre côté de cette salle d’attente inhospitalière. Deux jeunes femmes pétillantes. Elles se sont immédiatement présentées à moi comme le « binôme de choc ». En même temps qu’elles revêtaient leur équipement – qui peut peser jusqu’à 25 livres chacun -, elles s’informaient des raisons de ma venue. « Je suis là pour vous suivre et rendre compte sur papier de la patrouille de cette nuit ».

L’agente Allaire Morin est sur la route depuis 17 ans maintenant. D’abord ambulancière, elle a fait le choix de s’engager dans la police. Tout au long de ses années d’expérience, elle a occupé le poste de porte-parole des médias, et est maintenant promise à un poste en enquête dans les prochains mois qui s’en viennent. De son côté, l’agente Lapointe collectionne des années dans les patrouilles. Pour elles deux, leur rencontre a été comme une évidence : elles ont trouvé chez l’autre la coéquipière de patrouille dont elles ont toujours rêvé.

Avant d’embarquer dans la voiture de patrouille et d’entamer la nuit, j’assiste à la réunion de l’équipe en charge ce soir-là. Une quinzaine de minutes sont allouées à un debriefing journalier. On y discute des enquêtes en cours, des têtes recherchées, des opérations réalisées par les équipes précédentes. Le matériel est assigné à chaque binôme. On s’installe dans le van. L’agente Allaire Morin allume le contact. L’agente Lapointe enclenche la radio de police. Tout est sous contrôle. Que la patrouille de nuit commence.

Échos Montréal – Les agentes de police Allaire Morin et Lapointe

 

Des femmes policières

Comme une évidence, elles me racontent leur quotidien de femmes policières. Le soir de la journée internationale des droits des femmes. Pour cause, il est arrivé que leur statut de femme les handicape dans la bonne pratique de leur travail. Encore aujourd’hui, certains citoyens refusent de leurs adresser la parole, voire même de répondre à leur autorité sous prétexte qu’elles sont des femmes – et même si leurs actes les condamnent. Ils n’ont pas peur des conséquences. D’autres se permettent, méprisants, de « gommer » leur uniforme avec un « t’es bien trop belle pour être policière ». Une phrase qu’elles ont entendu à répétition. Et non pas seulement auprès de certains citoyens. Elles ont déjà connu à leurs débuts, ces remarques déplacées sortant directement de la bouche de certains de leurs collègues de travail masculins. Dans ce monde d’hommes, l’agente Allaire Morin en a été témoin et victime. « Heureusement, les mentalités ont évolué dans la police de ce côté-là » ajoute-t-elle. Cela ne fait aucun doute : le quotidien d’une femme policière est différent de celui de ses collègues policiers.

 

Un après-covid : entre intolérance et ignorance

D’ailleurs, il semblerait que « le métier a évolué en général » selon les deux agentes. « On a vu la différence avant et après pandémie ». Les personnes sont bien moins tolérantes. Elles m’expliquent l’inconsidération et l’ignorance de certains à toujours crier la faute à la police. L’agente Allaire Morin m’illustre ses propos avec l’exemple d’une intervention. Elles ont été appelées pour accompagner à l’hôpital une dame en totale psychose ; comme ça leurs arrive régulièrement. Dans sa crise, elle était turbulente et violente. Un danger pour sa propre santé comme pour celle d’autrui. Pourtant, elle m’explique que de nombreux passants se sont permis de crier à la maltraitance derrière leurs écrans et sans aucun contexte. Elles comprennent qu’une mobilisation à plusieurs agents puisse être impressionnante à voir, mais me soulignent aussitôt : « est-ce que les gens tentent de comprendre qu’une mobilisation à plusieurs est recommandée dans ce genre de situation ? ». « Recommandée pour deux principales raisons. Premièrement, plus on est nombreux, moins l’on recoure à une pratique musclée. Deuxièmement, elle est menottée parce qu’elle peut devenir, dans sa crise, un danger pour elle-même, pour les passants et pour nous-mêmes, les agents de police ».

Rapidement, elles clarifient les dires. Il est évident que les plaintes des citoyens sont précieuses dans une démocratie et que l’obligation de les traiter est plus que légitime. Elles constatent seulement que dans cette aire d’après-covid, les plaintes pleuvent et prennent du temps à être examinées. Ce temps bureaucratique en fait perdre à d’autres interventions. Pour l’agente Lapointe, il est difficile d’être partout à la fois. Une éducation du travail de la police aux civils pourrait peut-être endiguer les lenteurs de ces traitements de plaintes parfois hasardeuses, affirment les deux agentes de police.

 

Faire face à l’itinérance quotidiennement

L’itinérance est un fléau de plus en plus important. Ça n’est un secret pour personne, mais les policières le vivent au quotidien. Elles ne cessent de voir de nouveaux visages parmi ceux qui leurs sont déjà familiers sur les trottoirs de Montréal. À plusieurs reprises, pendant la patrouille de nuit, elles ont échangé quelques mots enthousiastes avec des itinérants qui semblaient les reconnaître. Échanges cordiaux dont elles ont encore fait preuve concernant un appel de la soirée. Un couple d’itinérants dormaient dans un parking sous-terrain privé. Le coup de téléphone demandait à les déloger. C’est devant une sortie qu’on les a retrouvés emmitouflés et somnolents. « Je les connais, ils n’ont aucune méchanceté » dit aussitôt l’agente Allaire Morin avec un regard adoucis. S’est alors engagé une discussion pour leurs demander de quitter les lieux. Mais aussi pour demander des nouvelles : « comment ça va ? C’es-tu ton cheum ? T’as pas trouvé une place au chaud dans une ressource ? T’es toujours pas allée en Gaspésie depuis le temps que tu m’en parles ? ». Tout en remballant leur abri de fortune, quelques rires se partagent jusqu’à que sa bouche se torde. Ses yeux brillent. « Hier, le jour international des droits de la femme, j’ai perdu la garde de ma petite fille d’un an ». Personnellement, je ne savais plus où me mettre devant une peine pareille. L’agente Allaire Morin et l’agente Lapointe l’ont rassurée comme elles ont pu avant de se retirer sur une pointe d’humour. Une fois dans la voiture, l’une d’entre elle soupire : « c’est une job physique et intellectuelle, mais aussi très émotionnelle ».

 

« Il arrive que le monde oublie qu’il y a des humains derrière les uniformes »

Ce sont les mots de l’agente Allaire Morin, et ils sont teintés d’amertume. Selon les deux policières, pour maintenir l’ordre et assurer la sécurité de tous, il en passe par une sécurité des agents, qu’elle soit physique ou mentale. En effet, l’agente Lapointe souligne qu’un agent doit se sentir en sécurité pour aider à la sécurité d’un citoyen. Tout comme un médecin doit être en santé pour traiter correctement celle de ses patients. « C’est un métier où l’on est en permanence sous pression alors que c’est le plus beau métier du monde », elle ajoute. Une pression qui l’empêche parfois d’appuyer sur pause avec le travail, qui rend compliqué d’oublier son insigne durant son temps de repos. Pour sa collègue, c’est la solidité de son entourage qui l’aide à couper avec le terrain. « Chose nécessaire » quand cela fait 17 années qu’elle est sur la route et qu’elle voit régulièrement des horreurs. L’agente Lapointe repense pudiquement à celle de trop : « je ne veux plus voir de morts sur les scènes de meurtres ou sur les scènes de suicide ». Elle n’a pas besoin d’en dire plus, son visage crispé et ses yeux brillants témoignent des atrocités qu’elle a pu voir. Et même si elles ont le droit – à leur discrétion -, de recevoir un suivi psychologique avec des professionnels qui ont une réelle connaissance du terrain, cela n’efface pas les monstruosités ou injustices ancrées dans leur mémoire.

Consultations avec des psychologues qui deviennent d’ailleurs obligatoires après certaines grosses interventions. Elles pensent à l’unisson à la même tragédie : l’affaire Maureen. Le 27 mars 2023, la sergente Maureen Breau est mortellement poignardée lors d’une intervention au domicile d’Isaac Brouillard Lessard, un individu ayant des troubles mentaux. Cette affaire avait bouleversé le Québec. « On a beaucoup pleuré » m’indique discrètement l’agente Lapointe.

 

La santé mentale : nouvel principal enjeu des patrouilles de police

De plus en plus, les citoyens recourent aux services de sécurité pour des problématiques liées à la santé mentale. Le constat est sans précédent pour elles : « on œuvre plus dans des affaires de santé mentale que sur des affaires criminelles maintenant ». La radio s’allume comme pour confirmer leurs propos. Je vois à leurs expressions que ça n’est pas la première fois qu’elles se retrouvent dans cette situation. « Une habituée ». C’est de cette manière qu’elle me présente celle qu’on va retrouver assise dans le hall d’un centre d’hébergement pour femmes. Par soucis de confidentialité, nous l’appellerons Denise. C’est une dame âgée d’une quarantaine d’années, mais qui s’exprime comme une petite fille. Démente et itinérante. Elle a [« encore une fois »] fugué de sa ressource. Tous les services la connaissent. Et tout le monde est tanné. Quand plus personne ne souhaite s’en charger, la voiture de patrouille se transforme en son taxi. Les policières deviennent un instant, ses « marraines les bonnes fées ». Pour veiller sur Denise, elles ne manquent pas de remplir un énième rapport qui a pour but de faire remonter une fois de plus le problème au sein de la hiérarchie. « C’est ce que j’appelle de l’homéostasie sociale » me dit l’agente Allaire Morin.

S’en suit son argumentaire. Les patrouilles de police n’ont pas la prétention de résoudre une problématique ou un enjeu. En revanche, elles délivrent une solution dans l’urgence et provisoire afin de tempérer la situation et d’amorcer un retour à la normale. La suite revient à la justice et aux concernés. L’agente Allaire Morin souligne que leur mission est de conserver un état d’équilibre en faisant face aux perturbations qui troublent l’unité et l’ordre. En parlant d’« homéostasie sociale », essaie-t-elle de me faire comprendre qu’à l’image d’un corps, Montréal peut tomber malade, voire dépérir de certains troubles de santé ? Est-ce qu’alors la police serait un « système immunitaire » de la ville ?

 

Scène de crime au cœur du Quartier chinois

« 10-06 ». « C’est le code pour dire qu’on n’a pas compris et qu’il faut répéter ». À peine le temps de finir son explication que la policière allume le gyrophare. Alarme activée. Quelqu’un vient de se faire poignarder dans les cuisses aux alentours du Quartier chinois. L’agente Allaire Morin enclenche la vitesse supérieure. L’agente Lapointe, en bonne co-pilote, la guide à travers les rues. Elles connaissent leur secteur par cœur. Moins de dix minutes après l’appel, nous sommes sur les lieux. La scène d’homicide est délimitée par les bannières de sécurité et encadrée par de nombreux agents de police. On nous informe que la victime vient de partir en ambulance. La scène fait froid dans le dos. Nul besoin d’en dire plus lorsque l’on voit la flaque de sang vif sur le trottoir. Les tâches de sang nous mènent à un bâtiment désaffecté. La police le connait bien. Refuge abandonné où drogues et prostitutions font bon ménage. L’odeur est fétide. 9 hommes sont suspectés. Á l’étage, 8 d’entre eux sont menottés au sol. Un est en cavale. Le secteur est bouclé sous les ordres du sergent.

C’est avec cette dernière intervention hors du commun – et digne d’un film – que je finis ma soirée aux côtés de l’agente Allaire Morin et l’agente Lapointe. 2 heures du matin. La leur n’est pas prête de se finir. Le lever du soleil sonnera la fin de leur service.

Journaliste : E. Cadas

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Échos Montréal

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